"il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube" (Aimé Césaire)

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samedi 11 juin 2016

Mariama Samba Baldé contre le diktat des apparences

Une interview du magasine Actu'elle


Le célibat, pour une femme, est compliqué à vivre dans toutes les sociétés. Qu’est-ce qui est différent d’ailleurs au Sénégal ?
Les femmes célibataires peuvent certes avoir droit ailleurs à certaines remarques, mais au Sénégal, en plus, il y a le poids de la tradition, de la religion. En France par exemple, la sexualité n’est pas forcément tributaire du fait d’être mariée ou pas. Au Sénégal, on est censée être mariée et ce qui se fait « officieusement » est un poids. On soigne les apparences. Ce poids devient une source de souffrance et j’ai le sentiment qu’on sacrifie beaucoup de choses pour sauver les apparences. Même si on est mal dans son ménage, on ne va pas forcément divorcer, parce qu’il vaut mieux être mal accompagnée qu’être une femme célibataire. Je pense que cela change quand même. Les femmes, devenant plus autonomes, assument de plus en plus leur statut de femme divorcée, célibataire. N’empêche qu’il y a un vrai poids dans le regard des gens, qu’il faut supporter. Ce qui m’a motivée à faire ce film, c’est une souffrance que j’ai trouvée absurde. La vie étant en elle-même assez dure, pourquoi susciter un mal-être chez les femmes, pour quelque chose qui ne dépend pas d’elles, trouver l’homme de sa vie ?

L’inquiétude de l’entourage envers les femmes célibataires est bienveillante, ce n’est pas facile d’être seule…
Je ne dis pas que c’est malveillant. Cependant, en voulant trop faire le bonheur des autres, on peut finir par leur nuire. Ce qui me dérange, c’est qu’on va plus mettre l’accent sur l’absence de mari que sur le mérite de la femme. Dans Qui suis-je sans mari, j’ai vraiment ciblé les femmes célibataires qui travaillent et se prennent en charge. Elles s’assument pleinement et pourtant on ne va pas suffisamment valoriser le fait qu’elles aient fait des efforts à l’école, qu’elles aient obtenu des diplômes, qu’elles aient réussi à s’insérer dans le marché du travail et qu’elles fassent de bonnes et belles choses pour la société. Se marier, ou pas, est une question très personnelle. Il faut trouver la bonne personne. C’est comme si la question du bonheur, du bien-être de la femme, était un peu mise de côté au profit de l’apparence, au prix d’une urgence à rassurer la société et à honorer sa famille. Est-ce qu’on se marie pour faire plaisir à sa famille, pour rassurer la société, ou pour être une femme épanouie ? Il y a des femmes qui se marient juste parce qu’ayant atteint un certain âge, il devient inconcevable qu’elles ne soient pas casées. Même si au départ elles souhaitent un mariage monogame, elles acceptent l’idée d’être deuxième ou troisième femme. Que fait-on alors de la question du bonheur ?

Les hommes aiment avoir une femme qu’ils peuvent contrôler, avoir une emprise sur elle. Une femme célibataire qui gagne sa vie ne leur fait-elle pas un peu peur ?
Sur le plan traditionnel et suivant comment on interprète la religion, l’homme est censé être le chef de famille. En wolof, il y a des expressions qui signifient bien que c’est l’homme qui est détenteur de la voix. Cette conception du ménage, où c’est la voix masculine qui prédomine, personnellement, je la ressens comme une vision tyrannique des choses. La base de la dictature, c’est la voix prédominante, la pensée unique, le parti unique. Le foyer ne doit-il pas plutôt être un lieu d’échanges, d’écoute, de bien-être et de créativité ? Un lieu où on invente ensemble, et non un lieu figé dans des formes qui n’évoluent pas ? Il y a tout un discours pour préparer la femme à la résignation, le mougn. On la prépare à plier l’échine. Si la voix du mari, « chef de famille », écrase les autres voix, le foyer devient un lieu stérilisant au lieu d’être un endroit fertile d’échanges, d’écoute et d’épanouissement. Cela devient écrasant pour celui qui subit la voix du chef. C’est vraiment cela l’objet de mon film, montrer des choses qui peuvent faire souffrir de façon injuste. La question de la justice est le fil conducteur de mon travail, qu’il s’agisse de ce documentaire, de ma thèse portant sur les représentations du dictateur africain, donc la justice vis-à-vis du peuple, ou de Boubou (Hors clichés), traitant de la discrimination et du racisme.

Avec les actualités, on peut dire que vous avez de quoi réfléchir, en termes de justice !
C’est pour cela qu’il ne faut pas s’arrêter. Sans être dans un optimisme béat, il faut fixer son idéal et y travailler. C’est un long chemin. Soit on se plaint, soit chacun trouve une stratégie afin d’améliorer le monde. Dans mon livre Boubou (Hors clichés) je parle de « l’esprit de burqa » que je présente comme un esprit replié dans ses ténèbres, qui se croit détenteur de la vérité absolue et essaye de régner de la façon la plus tyrannique qui soit. Ce genre d’esprits existe dans toutes les sociétés. Ça peut être dans le foyer, au niveau d’un état ou à l’échelle mondiale. Il faut désamorcer cet esprit-là. A chacun sa stratégie, ses moyens, mais il ne faut pas laisser faire. Cela passe par le savoir, l’éducation. C’est plus facile d’utiliser la force, les armes, pour le court ou moyen terme. Pour des résultats durables, il faut travailler les fondations par l’éducation. Le chemin du savoir est plus long, mais le résultat est garanti.

Il faut aussi éduquer les garçons !
Malheureusement, certaines femmes transmettent aussi des schémas et modes de domination à leurs fils, persuadées que c’est normal, que c’est ainsi que le monde doit fonctionner. On doit déconstruire les représentations porteuses de chaînes et de souffrances. Sortir d’un cycle de soumission et de souffrances que les femmes ont tendance à transmettre parce que, ayant elles-mêmes été soumises et ayant elles-mêmes souffert, elles trouvent normal qu’il en soit ainsi pour les autres générations de femmes. Si on accepte de déceler les aberrations et de dire que cela ne peut plus durer, cela bougera. Si on attend des hommes qu’ils fassent bouger les choses, ils ne feront que ce qui les arrange.

En occident, pour les droits des femmes, il a fallu des luttes acharnées. Au regard des réalités sénégalaises, votre vision n’est-elle pas un peu trop avant-gardiste, un peu occidentale ?
J’essaie d’ouvrir des possibles. Ce n’est pas une vision occidentale. J’ai fait ce film au Sénégal quand j’y vivais. Il a été mis de côté pour des raisons techniques, et dix ans après j’ai ressorti ces images auxquelles j’ai ajouté deux entretiens. Ce qui m’intéresse, c’est toucher du doigt des absurdités, me questionner sur la justice et l’épanouissement de l’Homme. Ce serait dommage qu’une telle démarche soit étiquetée occidentale. Toutes les sociétés doivent veiller à se débarrasser de ses aberrations, injustices et souffrances.

Le célibat est-il dérangeant dans le milieu du travail au Sénégal ?
Absolument. La chef d’entreprise que j’ai filmée, une femme battante, dit clairement que si elle avait un mari, elle se sentirait plus respectée. Des subalternes se permettent des remarques qu’ils n’oseraient pas faire si elle était mariée. Certaines remarques sont destinées à faire sentir à la femme célibataire qu’il lui manque quelque chose. Est-ce que la société sénégalaise est prête à assumer l’existence de femmes célibataires épanouies ? Je n’en suis pas sûre. C’est comme si cette société était davantage préparée à gérer le statut de femmes mariées malheureuses dans leur ménage.

Les enfants des mères célibataires sont-ils dévalorisés dans la famille ?
Je n’ai jamais été témoin de rejet d’enfants hors mariage. Cependant, dans le film, j’ai posé la question à une femme très ancrée dans la religion et la tradition. Son point de vue figure en bonus dans le DVD. Elle me disait qu’avoir un enfant hors mariage peut être source de mépris, voire d’insultes à l’endroit de l’enfant considéré comme illégitime. Pour un tel enfant, cela peut représenter un talon d’Achille. Une femme m’a dit de façon très catégorique que ce n’était pas admissible. Pour ma part, j’ai plutôt le sentiment que même s’il est considéré que ce n’est pas préférable, la société fait avec.

Peut-on être heureuse en étant célibataire, d’après vous ?
Je refuse d’être dans une vision manichéenne. On peut être heureux marié ou pas. Qui suis-je sans mari est une invitation à sortir d’un regard figé, stérilisant, pour voir la complexité des choses, et de se dire, oui, c’est possible d’être épanouie en étant mariée ou célibataire. La vie en elle-même étant compliquée, le bonheur, question philosophique, et très personnelle, dépend de plusieurs facteurs. Pourquoi mettre sur la femme une pression qui provoque des souffrances, pour une situation qui dépend de facteurs liés à la rencontre, à la disponibilité, la compatibilité, etc. ? Ne peut-on avoir une façon de voir qui ne génère pas du mal-être ? Ne peut-on féliciter nos filles, nos amies, pour ce qu’elles sont, même si on leur souhaite de trouver un homme avec qui elles seront heureuses ? C’est dommage que des femmes soient affaiblies par les jugements que certains portent sur leur célibat, alors même que les porteurs de tels jugements peuvent cacher un mal-être vécu dans leur ménage. Que chacun essaie de revenir à sa vérité sans se laisser influencer pour correspondre à une image projetée de l’extérieur.

Propos recueillis par Laure Malécot