Mariama Samba Baldé contre le diktat des apparences
Une interview du magasine Actu'elle
Le célibat, pour une femme, est compliqué à vivre dans toutes
les sociétés. Qu’est-ce qui est différent d’ailleurs au Sénégal ?
Les femmes célibataires
peuvent certes avoir droit ailleurs à certaines remarques, mais au Sénégal, en
plus, il y a le poids de la tradition, de la religion. En France par exemple,
la sexualité n’est pas forcément tributaire du fait d’être mariée ou pas. Au Sénégal,
on est censée être mariée et ce qui se fait « officieusement » est un poids. On
soigne les apparences. Ce poids devient une source de souffrance et j’ai le
sentiment qu’on sacrifie beaucoup de choses pour sauver les apparences. Même si
on est mal dans son ménage, on ne va pas forcément divorcer, parce qu’il vaut
mieux être mal accompagnée qu’être une femme célibataire. Je pense que cela change
quand même. Les femmes, devenant plus autonomes, assument de plus en plus leur
statut de femme divorcée, célibataire. N’empêche qu’il y a un vrai poids dans
le regard des gens, qu’il faut supporter. Ce qui m’a motivée à faire ce film,
c’est une souffrance que j’ai trouvée absurde. La vie étant en elle-même assez
dure, pourquoi susciter un mal-être chez les femmes, pour quelque chose qui ne
dépend pas d’elles, trouver l’homme de sa vie ?
L’inquiétude de l’entourage envers les femmes célibataires est
bienveillante, ce n’est pas facile d’être seule…
Je ne dis pas que c’est
malveillant. Cependant, en voulant trop faire le bonheur des autres, on peut
finir par leur nuire. Ce qui me dérange, c’est qu’on va plus mettre l’accent
sur l’absence de mari que sur le mérite de la femme. Dans Qui suis-je sans mari, j’ai vraiment ciblé les femmes célibataires qui
travaillent et se prennent en charge. Elles s’assument pleinement et pourtant
on ne va pas suffisamment valoriser le fait qu’elles aient fait des efforts à l’école,
qu’elles aient obtenu des diplômes, qu’elles aient réussi à s’insérer dans le
marché du travail et qu’elles fassent de bonnes et belles choses pour la
société. Se marier, ou pas, est une question très personnelle. Il faut trouver
la bonne personne. C’est comme si la question du bonheur, du bien-être de la
femme, était un peu mise de côté au profit de l’apparence, au prix d’une
urgence à rassurer la société et à honorer sa famille. Est-ce qu’on se marie
pour faire plaisir à sa famille, pour rassurer la société, ou pour être une
femme épanouie ? Il y a des femmes qui se marient juste parce qu’ayant atteint
un certain âge, il devient inconcevable qu’elles ne soient pas casées. Même si
au départ elles souhaitent un mariage monogame, elles acceptent l’idée d’être
deuxième ou troisième femme. Que fait-on alors de la question du bonheur ?
Les hommes aiment avoir une femme qu’ils peuvent contrôler, avoir
une emprise sur elle. Une femme célibataire qui gagne sa vie ne leur fait-elle
pas un peu peur ?
Sur le plan traditionnel
et suivant comment on interprète la religion, l’homme est censé être le chef de
famille. En wolof, il y a des expressions qui signifient bien que c’est l’homme
qui est détenteur de la voix. Cette conception du ménage, où c’est la voix
masculine qui prédomine, personnellement, je la ressens comme une vision
tyrannique des choses. La base de la dictature, c’est la voix prédominante, la
pensée unique, le parti unique. Le foyer ne doit-il pas plutôt être un lieu
d’échanges, d’écoute, de bien-être et de créativité ? Un lieu où on invente
ensemble, et non un lieu figé dans des formes qui n’évoluent pas ? Il y a tout
un discours pour préparer la femme à la résignation, le mougn. On la prépare à
plier l’échine. Si la voix du mari, « chef de famille », écrase les autres
voix, le foyer devient un lieu stérilisant au lieu d’être un endroit fertile
d’échanges, d’écoute et d’épanouissement. Cela devient écrasant pour celui qui
subit la voix du chef. C’est vraiment cela l’objet de mon film, montrer des
choses qui peuvent faire souffrir de façon injuste. La question de la justice
est le fil conducteur de mon travail, qu’il s’agisse de ce documentaire, de ma thèse
portant sur les représentations du dictateur africain, donc la justice vis-à-vis
du peuple, ou de Boubou (Hors clichés),
traitant de la discrimination et du racisme.
Avec les actualités, on peut dire que vous avez de quoi
réfléchir, en termes de justice !
C’est pour cela qu’il ne
faut pas s’arrêter. Sans être dans un optimisme béat, il faut fixer son idéal
et y travailler. C’est un long chemin. Soit on se plaint, soit chacun trouve
une stratégie afin d’améliorer le monde. Dans mon livre Boubou (Hors clichés) je parle de « l’esprit de burqa » que je présente
comme un esprit replié dans ses ténèbres, qui se croit détenteur de la vérité
absolue et essaye de régner de la façon la plus tyrannique qui soit. Ce genre
d’esprits existe dans toutes les sociétés. Ça peut être dans le foyer, au niveau
d’un état ou à l’échelle mondiale. Il faut désamorcer cet esprit-là. A chacun
sa stratégie, ses moyens, mais il ne faut pas laisser faire. Cela passe par le
savoir, l’éducation. C’est plus facile d’utiliser la force, les armes, pour le
court ou moyen terme. Pour des résultats durables, il faut travailler les fondations
par l’éducation. Le chemin du savoir est plus long, mais le résultat est
garanti.
Il faut aussi éduquer les garçons !
Malheureusement, certaines
femmes transmettent aussi des schémas et modes de domination à leurs fils,
persuadées que c’est normal, que c’est ainsi que le monde doit fonctionner. On
doit déconstruire les représentations porteuses de chaînes et de souffrances.
Sortir d’un cycle de soumission et de souffrances que les femmes ont tendance à
transmettre parce que, ayant elles-mêmes été soumises et ayant elles-mêmes
souffert, elles trouvent normal qu’il en soit ainsi pour les autres générations
de femmes. Si on accepte de déceler les aberrations et de dire que cela ne peut
plus durer, cela bougera. Si on attend des hommes qu’ils fassent bouger les
choses, ils ne feront que ce qui les arrange.
En occident, pour les droits des femmes, il a fallu des luttes
acharnées. Au regard des réalités sénégalaises, votre vision n’est-elle pas un
peu trop avant-gardiste, un peu occidentale ?
J’essaie d’ouvrir des
possibles. Ce n’est pas une vision occidentale. J’ai fait ce film au Sénégal
quand j’y vivais. Il a été mis de côté pour des raisons techniques, et dix ans
après j’ai ressorti ces images auxquelles j’ai ajouté deux entretiens. Ce qui
m’intéresse, c’est toucher du doigt des absurdités, me questionner sur la
justice et l’épanouissement de l’Homme. Ce serait dommage qu’une telle démarche
soit étiquetée occidentale. Toutes les sociétés doivent veiller à se
débarrasser de ses aberrations, injustices et souffrances.
Le célibat est-il dérangeant dans le milieu du travail au
Sénégal ?
Absolument. La chef
d’entreprise que j’ai filmée, une femme battante, dit clairement que si elle
avait un mari, elle se sentirait plus respectée. Des subalternes se permettent
des remarques qu’ils n’oseraient pas faire si elle était mariée. Certaines
remarques sont destinées à faire sentir à la femme célibataire qu’il lui manque
quelque chose. Est-ce que la société sénégalaise est prête à assumer
l’existence de femmes célibataires épanouies ? Je n’en suis pas sûre. C’est
comme si cette société était davantage préparée à gérer le statut de femmes
mariées malheureuses dans leur ménage.
Les enfants des mères célibataires sont-ils dévalorisés dans
la famille ?
Je n’ai jamais été témoin
de rejet d’enfants hors mariage. Cependant, dans le film, j’ai posé la question
à une femme très ancrée dans la religion et la tradition. Son point de vue figure
en bonus dans le DVD. Elle me disait qu’avoir un enfant hors mariage peut être
source de mépris, voire d’insultes à l’endroit de l’enfant considéré comme illégitime.
Pour un tel enfant, cela peut représenter un talon d’Achille. Une femme m’a dit
de façon très catégorique que ce n’était pas admissible. Pour ma part, j’ai
plutôt le sentiment que même s’il est considéré que ce n’est pas préférable, la
société fait avec.
Peut-on
être heureuse en étant célibataire, d’après vous ?
Je refuse d’être dans une vision
manichéenne. On peut être heureux marié ou pas. Qui suis-je sans mari est une invitation à sortir d’un regard figé,
stérilisant, pour voir la complexité des choses, et de se dire, oui, c’est
possible d’être épanouie en étant mariée ou célibataire. La vie en elle-même
étant compliquée, le bonheur, question philosophique, et très personnelle, dépend
de plusieurs facteurs. Pourquoi mettre sur la femme une pression qui provoque
des souffrances, pour une situation qui dépend de facteurs liés à la rencontre,
à la disponibilité, la compatibilité, etc. ? Ne peut-on avoir une façon de voir
qui ne génère pas du mal-être ? Ne peut-on féliciter nos filles, nos amies,
pour ce qu’elles sont, même si on leur souhaite de trouver un homme avec qui
elles seront heureuses ? C’est dommage que des femmes soient affaiblies par les
jugements que certains portent sur leur célibat, alors même que les porteurs de
tels jugements peuvent cacher un mal-être vécu dans leur ménage. Que chacun
essaie de revenir à sa vérité sans se laisser influencer pour correspondre à
une image projetée de l’extérieur.
Propos recueillis par
Laure Malécot
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